Quand soudain, l’autre quitte… que faire « en cas d’amour » ?
« L’homme qui prend place devant elle est comme mort. Le regard n’accroche rien, la peau est blême, les mains seules paraissent conserver un semblant de vie indépendante, elles vont et viennent dans l’air, se nouent et se dénouent, font un ballet de pleureuses tandis que le reste du corps est une pierre. On devrait davantage observer les minéraux, les cailloux, la lave pétrifiée, les fossiles, la roche – ils nous disent ce que nous sommes. C’est dans cette minéralité qu’on se retranche lorsque l’amour vous est retiré.
– Je n’ai plus de raison de vivre, dit-il, depuis qu’elle est partie. (…)
L’abandon est une zone franche où plus aucune règle n’a cours. Un lieu de désertion, un no man’s land, comme dans ces espaces à découvert sur les champs de bataille encore un instant épargnés où les armées se font face sans avancer encore, et que l’on pourrait croire que ce suspens va durer toujours, s’éterniser, s’étendre aux autres territoires, mais non, à un moment ou à un autre, la vie reprend et avec elle, la rage des combats meurtriers. L’abandon nous ramène à l’impuissance fondamentale de nos premières semaines de vie où, entièrement voué à l’autre – notre passion fondamentale au sens du « pâtir » tel que le conçoit Spinoza – nous espérons de lui, d’elle, une caresse, une parole, un geste, un signe au moins qui nous raccroche à la vie, à l’amour, au désir. Sans quoi, nous errons dans ces limbes cauchemardesques où vivre n’équivaut à rien d’autre que survivre, mais pour qui ? où le relais que prend le corps pour tenir bon n’a qu’un temps et ne suffira pas. Personne ne s’aventure dans ces contrées et ne les revisite sans y être obligé.
Que vaut une présence d’analyste contre cette violence de l’abandon ? De quoi peut-elle, à cet instant, vous protéger, vous préserver ? Puisque le mal est fait, que vous êtes retourné de par son départ à elle dans ce lent cauchemar qui semble ne jamais vouloir finir, d’autant plus incompréhensible à vos yeux que vous pensiez ne plus l’aimer… de quoi est fait l’amour alors, de quel ravaudage, de quelle fabrique mal tissée, rapiécée, tient-il sa consistance pour valoir si peu et résister pourtant ?
Ce qu’on met de soi dans l’autre est infiniment plus vaste que ce qu’on croit lui confier. Quelque fois c’est sa propre vie, d’autres fois c’est son âme, sa vocation, sa sauvagerie, sa misère, une dette ancestrale, c’est toujours exorbitant, une valeur passée en douce, clandestine, que l’on s’échange dès le premier regard. Pacte secret qui échappe au destinataire comme à celui qui l’envoie, chacun se chargeant de cacher le fardeau très loin en soi, à l’abri. »
- Extrait de l’ouvrage intime et sensible d’Anne Dufourmantelle, récit et essai autour de l’amour et de ses ravages : « En cas d’amour – Psychopathologie de la vie amoureuse ».
